L'art au temps des médias sociaux

La démocratisation de l’appareil photo numérique et du téléphone intelligent à la fin du 20e siècle et aux débuts du 21e siècle a entraîné l’utilisation massive de réseaux sociaux à travers le globe.

Nos yeux se posent donc chaque jour sur plusieurs centaines d’images diffusées par les médias numériques et ces dernières révèlent autant notre vie publique que notre vie privée.

L’utilisation massive des réseaux sociaux à partage de photos a accéléré le phénomène de la « spirale de l’envie », telle que formulée par Hanna Krasnova. Cette professeure, diplômée de l’Université Humboldt de Berlin et coauteure d’une étude sur Facebook et l’envie, explique comment Instagram peut l’accélérer :

Lorsqu’on aperçoit de magnifiques photos de la part de son ami.e, une manière de compenser est de riposter en publiant des photos encore plus jolies. Ensuite, l’ami.e les voit et continue de plus belle et ainsi de suite. L’autopromotion déclenche plus d’autopromotion et le monde des médias sociaux s’éloigne de plus en plus de la réalité.

Cette idéalisation de soi suscite une réflexion sur l’authenticité des représentations sur les médias sociaux.

C’est autour de cette réflexion qu’est né le compte Instagram d’Amalia Ulman, alors âgée d’à peine 26 ans. 90 000 personnes se sont abonnées à sa page pour admirer son fil de publications dépeignant une vie de rêve à Los Angeles : nuitées dans des hôtels des plus luxueux, accessoires griffés, sorties fréquentes au spa, corps parfait… Et ce, sans la moindre idée que toutes ces photos n’étaient qu’une comédie de sa part. Aujourd’hui, elle est une artiste en demande qui s’attire les éloges du milieu.

Pour sa performance, nommée Excellences & Perfections, Amalia Ulman s’est teint les cheveux en blond et a même simulé une procédure d’augmentation mammaire à l’aide d’une bande de gaze et d’un rembourrage de mouchoirs en papier.

Elle a incarné un personnage stéréotypé, qu’elle avait savamment scripté d’avance, en trois temps, couramment documentés sur Instagram : l’expérience amoureuse naïve, la rupture amoureuse et la quête du bien-être physique et psychologique.

Cette performance artistique, qui s’est déroulée d’avril à septembre 2014, est maintenant reconnue comme étant l’une des plus remarquables de l’ère digitale et a été exposée physiquement par impression numérique de février à juin 2016 au Tate Modern de Londres. Elle avait pour but de démontrer tout le travail qu’il y a derrière la féminité normative d’une femme et de démontrer comment il est possible de performer un genre, car « être une femme » n’est pas quelque chose d’inné.

Plusieurs personnes peuvent avoir de la difficulté à considérer la performance d’Amalia Ulman comme étant de l’art. Il est vrai que des centaines de milliers de jeunes femmes s’adonnent comme elle à une telle représentation sur les médias sociaux… Qu’est-ce qui fait en sorte que cette performance peut s’avérer artistique?

L’historien de l’art Ernst Gombrich est d’avis que « quiconque ayant arrangé une gerbe de fleurs pour la présenter sous son meilleur jour sait ce que c’est de répartir des couleurs, enlever ici pour rajouter là, en un mot d’équilibrer formes et couleurs. ». Le souci esthétique devient « chose essentielle dans le domaine de l’art. »

La performance Excellences & Perfections témoigne effectivement d’une recherche esthétique, empreinte de composition et de subjectivité. Elle se manifeste à travers des selfies, le choix des vêtements et des décors, mais aussi à travers la publication d’images et de citations de toutes sortes en accord avec l’atmosphère de chaque période.

Les publications ne font cependant pas toute l’œuvre en elle-même. Les commentaires publiés sur ses photos, le message transmis au monde par l’artiste ainsi que la réaction du public en font aussi partie.

En fait, le scepticisme d’une partie de la population face à la nature artistique d’une œuvre est une conséquence naturelle de toute œuvre d’avant-garde.

Après tout, c’est l’audace qui fait évoluer notre conception de l’art!