COMMEDIA — Aecum

Mathias Ribault

Mieux comprendre la mentalité Vice

Selon Shane Smith, actuel PDG de Vice, la recette est simple : « We want to do three things : We want to make good content, we want to have as many eyeballs as possible see that content, and we want to make money so that we can keep paying to do that content ». C’est ainsi qu’en couvrant tous les types de sujets jusqu’aux plus tendus (zones de guerres, politiques, extrémisme, drogues) que les propriétaires de Vice ont pu mettre en place et maintenir des ententes avec des clients comme Google, Levi’s et Intel. « Even when Vice was at its craziest and most zany and salty, we were still 50 percent ads », ajoute-t-il pour AdWeek. C’est donc dans cet équilibre osé que Vice prolifère autant : « Our success lies in finding brands that are sophisticated enough to realize that they should sponsor that content ». Comme l'explique Suroosh Alvi (également PDG de Vice) sur la question du contenu : « Nous produisons un contenu honnête, nous permettons aux gens d'avoir une opinion et nous montrons l'autre facette de la nouvelle », le tout d’un œil beaucoup plus grand et pouvant se focaliser sur n’importe quel sujet comparé à ses débuts : « We’ve grown up, transformed, changed, evolved. There’s very little apart from the original core mission of wanting to tell good stories ».

Qu’en advient-il alors de la « culture Vice », de son essence même d’origine? Cet esprit punk de parler des gens qu’on ne voit pas et dont les médias traditionnels ne nous font pas entendre les voix, une approche non conventionnelle du journalisme et de la communication, elle-même définie par Smith comme « the first international voice for the universality of youth-subculture ».

Il y a un mois, je suis allé interviewer Simon Coutu, journaliste à Vice Québec (que vous pouvez apercevoir dans les Vice du Jour), afin d’en savoir plus sur la mentalité du média et de leur approche à l’information à travers son expérience.

Simon Coutu (Crédit: Vice)

Simon Coutu (Crédit: Vice)

M : Tu avais déjà cette envie de suivre la « culture Vice », de parler des gens qui...

S : Oui, je venais de la musique, j’ai un passé un peu punk, c’est sûr ça m’intéressait. Je connaissais bien le magazine, mais ce qui m’a surtout rejoint ça s’appelait VBS, à l’époque, qui était comme la chaine vidéo de Vice sur Internet et il y avait une série/un DVD qui s’appelait VICE guide to travel et les journalistes allaient partout dans le monde faire du journalisme décomplexé, puis je trouvais ça vraiment cool.

M : Tu as des thèmes qui te passionnent plus que d’autres?

S : C’est souvent la culture hip-hop, un peu de sport, la drogue.

M : Ça reste donc très urbain?

S : Ouais, et aussi tout ce qui est extrême droite, antifascisme et environnement.

M : D’accord, et tu te considères comme engagé?

S : Non, je ne suis pas engagé par contre. Mon mandat c’est de parler autant à la meute qu’aux extrêmes gauches et après les gens se font de tête avec les faits. On ne se contente pas de montrer. Il n’y a pas un journaliste qui est complètement objectif dans la vie, mais moi, je ne veux pas être engagé.

M : Même si tu abordes des sujets controversés, tu arrives quand même à avoir une approche grand public? Comment arrives-tu à vulgariser des choses telles que tes sujets?

S : Ce sont de bons défis. Aujourd’hui, c’est un bon exemple : j’étais avec un rappeur qui sort de prison, puis ce n’est pas évident parce que les rappeurs ont des codes, tu ne peux pas poser n’importe quelle question. Les gens qui sont dans le milieu ne s’attendent pas à ce que tu te trouves… Je veux dire… Je ne sais pas… Ce n’est vraiment pas évident. Après, je me suis donné un peu, pas comme un engagement, mais une petite mission très humble de vouloir couvrir un peu plus que les autres en partant de la musique qui est complètement occultée par les rappeurs mainstream et de la rendre relativement accessible. Après, je trouve que c’est super accessible. Mais je ne pense pas ça que ce soit un défi de rendre ça accessible, mais que c’est un défi de… moi je trouve que les rappeurs sont les gens parmi les plus intéressants parce que c’est tellement pas mon monde. Je trouve ça plus intéressant de faire une entrevue avec un rappeur qu’avec un gars d’un groupe d’indie rock parce que ce gars, il est comme moi, il vient du même contexte blanc, souvent classe moyenne. Après, quand je fais une entrevue avec un gars dont ses parents ont immigré d’Haïti, qu’il a grandi à coups de poing sur la gueule dans la Petite Bourgogne ou dans St-Michel, qu’il a fait de la prison, qu’il a vendu de la drogue, c’est complètement à côté de ma réalité, donc ça me fascine! Mais après, c’est un plus grand défi parce que je deviens un outsider complètement dans ce monde là et je m’ouvre à dire des conneries. C’est vrai. À poser des questions qui vont aller à l’encontre d’un certain code de la rue que ces gens-là ont et que je n’ai pas nécessairement.

M : Des questions maladroites en fait?

S : Complètement. J’ai déjà demandé à un rappeur : est-ce que tu considères que tes textes sont misogynes? Puis là moi, je suis dans un cadre où je fais du journalisme et je challenge tout le monde sur ce qu’ils font, mais reste que ça fait partie des codes qui sont comme acceptés dans ce milieu là, je le sais parce que j’en écoute beaucoup de rap, mais après, je suis là puis je pose les questions dont j’ai envie, puis des fois ça peut déranger.

M : Dirais-tu que tu as un style de journalisme?

S : J’essaye de raconter le moins possible ce que les autres racontent.

M : Comment décrirais-tu un média tel que Vice?

S : C’est difficile, on me pose souvent la question. Je trouve que c’est plus média qui n’est pas parfait, mais qui est « anti-bullshit » peut-être, un média qui est immersif dans son approche.

M : Il y a donc une certaine équipe de journalistes qui sont triés pour correspondre à cette image?

S : Oui, j’ai l’impression que c’est un mélange de gens qui ont l’expérience du terrain, voir de la rue dans certains types de trucs, mais aussi de rigueur journalistique. C’est un mélange des deux types : de « street-cred’ » et de rigueur. 

On remarque que cette approche provocatrice, décomplexée et appuyée par des images fortes tout aussi chargées de contenu ont construit Vice dans son passé et continueront semblablement dans son futur. Voilà, la voix de Vice n’a pas vraiment changé, elle est restée l’une des meilleures plateformes pour découvrir des cultures/sous-cultures. Elle a juste changé son approche et diversifié ses sujets pour parler au plus de monde possible malgré ce lien fort aux milleniaux, le tout en offrant un point de vue immersif et objectif.

À voir maintenant si paradoxalement ce média à l’origine alternatif n’est pas en train de devenir mainstream et de perdre son essence même.

Crédit: The Daily Beast

Crédit: The Daily Beast

Vice : Voix de Montréal à Voix du monde

Je n’aurais jamais imaginé avoir autant de mal à expliquer en quoi consiste Vice. Mais voilà, cette plateforme est si bien ancrée dans notre environnement médiatique usuel qu’elle en est devenue presque innée. Vice se positionne ainsi comme une importante source d’information sur la culture. En couvrant le plus de sujets possibles et inimaginables, Vice développe notre curiosité et nous ouvre à un monde que l’on ignorait pour la plupart. Elle est dans l’ensemble une bonne source alternative lorsque l’on n’est pas satisfait des médias conventionnels et mainstreams.

Vers la fin 2015, Disney investit à la hauteur de pas moins de 400 millions de dollars au total dans Vice Media en quelques semaines, de quoi détenir environ 10 % de la plateforme (alors évalué dans son ensemble à 4,5 milliards de dollars). Viceland, qui est le nouveau bébé et la grande étape de l’empire Vice, est lancé le 29 février 2016 et est la chaîne TV propre au média. Le groupe compte 18 branches dont Vice News pour l’Actualité, Noisey pour la musique, Munchies pour la nourriture, The Creators Project pour l’art, i-D pour la mode et Motherboard pour les technologies. Vice Media Incorporation est à l’heure actuelle évalué à plus de 5,7 milliards de dollars (US) (pas mal pour ce petit magazine qui a pu voir le jour grâce aux subventions d’un programme d’allocations québécois).

Vice, une succès story made in Montréal!

De gauche à droite: les fondateurs Suroosh Alvi, Gavin McInnes et Shane Smith avec la première édition du magazine Vice. (Crédit: Mitchel Raphael/National Post file)

De gauche à droite: les fondateurs Suroosh Alvi, Gavin McInnes et Shane Smith avec la première édition du magazine Vice. (Crédit: Mitchel Raphael/National Post file)

En octobre 1994, Suroosh Alvi n’est alors qu’un gars de 24 ans qui sort de réhabilitation. Gavin McInnes est un dessinateur humoristique et Shane Smith, bon ami de McInnes à Ottawa, est recruté à la tête des ventes dans le but de monétiser le magazine. Alvi avait eu l’envie de créer un magazine culturel lors de sa désintox, mais personne ne l’engageait, car il n’avait jamais rien fait de tel de sa vie malgré son bac en philosophie à McGill. Ces trois amis, en plus d’auteurs originaux réunis et sélectionnés par Alvi, ont ainsi publié un magazine gratuit mensuel couvrant la culture punk (musique et drogues). Alors, sous l’aile d’Images interculturelles voulant avoir une branche dédiée à la culture, ils prennent le nom de Voice of Montreal.

C’est ainsi au cœur du Plateau de Montréal que l’histoire est née, voulant concurrencer les magazines culturels anglophones montréalais de l’époque: Mirror, Hour et Voir. Ils décident ainsi d’adopter aux premiers abords une approche provocante avec un esprit "us versus them" venant de leur culture punk. Qui aurait pu prévoir un tel succès? Alvi précise : “We launched at the worst possible time, in a shrinking English market in an economically depressed city". Il faut rappeler que le magazine subsistait alors par le biais d’allocations gouvernementales québécoises.

Voice of Montreal devient Vice lorsque les trois entrepreneurs décident de racheter le journal à la suite d'une dispute avec l’éditeur pour être plus indépendant et à leur image.

Puis arrive Richard Szalwinski en 1998, qui revoit à la hausse les objectifs de Vice en projetant d’en faire un média à part entière. Le millionnaire montréalais investit assez dans le magazine pour en posséder 25 %, soit 4 millions de dollars.

Vice parvient à déménager ses QG à Brooklyn, à New York, en 1999 (sur conseil de Szalwinski) en vue de mieux s’imposer sur le marché américain, ce dont ils auraient été incapables de réaliser à Montréal. Vice entre dans une nouvelle ère et le trio le laisse racheter les 75 % restant afin de mieux le développer tout en étant sous leurs directives artistiques. Le crash de l’an 2000 fait très mal et ils se retrouvent avec une dette de 5 millions de dollars. Szalwinski abandonne et le trio récupère la totalité de Vice pour trois fois rien.

À noter qu’en 2002, Vice Records est lancé afin de produire de nombreux artistes musicaux.

Crédit: Vice Records

Crédit: Vice Records

Pour les 10 ans de sa création, le magazine passe au rang de groupe : la Vice Media Incorporation est née. C’est ainsi que les premières exportations du média voient le jour. À commencer par une filiale au Royaume-Uni installée en 2003, premier import européen de Vice, la machine est lancée et la diaspora peut commencer. Elle est encore aujourd’hui le QG de la famille Vice sur le continent européen.

Avec l’arrivée de la vidéo en ligne, Vice se met à alimenter son site de vidéos produites par leur soin à partir de 2006 à travers ce qu’ils ont appelé VBS TV, soit la fructification de l'entente passée avec MTV. Un vrai succès, si bien que le documentaire de neuf minutes sur les marchés d’armes au Pakistan devient viral. Le vidéojournalisme « made in Vice » prend forme. Les DVD de Vice battent leur plein, que ce soit leurs documentaires ou leur série Vice Guide to travel (dans laquelle figure le fameux documentaire) et surtout leurs reportages sur le skate : Epicly Later’d (paru en 2009).

Vient s’ajouter à Vice Records, Vice Films en 2007. Effectivement, il s’agit de la boîte de production du groupe uniquement dédié pour les longs-métrages documentaires ou parfois fictifs, de quoi les faire souvent paraitre dans des festivals de renom (Sundance, Venise, etc.). L’année fut aussi marquée par la démission du cofondateur Gavin McInnes pour « différents créatifs » suite au partenariat de Vice avec Viacom (MTV), en plus de sa dépendance à la cocaïne et de ses commentaires sexistes et racistes.

Vice se développe alors comme un média majoritairement dédié à la vidéo à travers tous ses documentaires produits, si bien qu’en 2010, ils ont signé un accord pour partager leur contenu en ligne avec CNN.com, ce qui a conduit le documentaire sur les armes au Pakistan à être affiché sur la page d'accueil du site pendant une journée entière.

En 2012, Vice fête le cap du 1 milliard de dollars de valeur selon le premier profil qu’en dresse Forbes.

HBO accorde à Vice son documentaire hebdomadaire en 2013. Ce programme permettait enfin à Vice d’introduire sa culture décomplexée à un public de masse. Vice perdure à nouveau dans le succès au point de récolter un Emmy pour son émission couvrant l’actualité. Ce programme fut renouvelé chaque année depuis.

Crédit: Viceland.com

Crédit: Viceland.com

L’arrivée de Viceland en 2016 représente donc un pas capital dans la course à l’attention médiatique de notre époque : « It’s the next phase in our evolution », comme le précise Alvi. Supervisé par le très talentueux réalisateur Spike Jonze (Her, Dans la peau de John Malkovitch), Viceland démarre sur les chapeaux de roue en étant dorénavant diffusé dans plus de 20 pays et en y retrouvant des personnalités comme Ellen Page sur la communauté LGBTQ dans le monde ou encore Action Bronson sur la nourriture. Malgré tout, Viceland a eu du mal à décoller : les 60 000 téléspectateurs de moyenne sur le premier trimestre déçoivent. Le challenge avec son public habituel est de réussir à amener ces jeunes qui ne regardent pas la télé à les réunir devant le poste.

Récemment, Vice s’est fait remarquer à une plus grande échelle en étant les premiers à pouvoir interviewer le groupe Eagles of Death Metal suite aux attentats du 13 novembre à Paris, mais aussi grâce à Vice News couvrant la situation tendue en Corée du Nord, sans oublier Noisey et sa série sur le rap d’Atlanta connaissant un véritable carton. Les co-créateurs de Vice se mettent aussi souvent en image et c’est ainsi que Surroosh Alvi a pu interviewer Bono sur la crise du SIDA en Afrique et que Shane Smith a parlé avec Barack Obama pour Vice News.

Vice ne cesse donc de se réinventer et figure ainsi parmi les médias disponibles sur Snapchat Discover lancé en 2016, de quoi disposer d’un public potentiel (en l’occurrence beaucoup de milléniaux) connaissant une constante haute.

En accumulant les fonds d’importants investisseurs (Rogers, TPG, A&E, WPP, Disney) et les sources de revenus à travers ses nombreuses branches et filiales en constante expansion de par le monde, la montée de Vice est fulgurante. Source de son succès grandissant grâce aux réseaux sociaux depuis 2012, la valeur de Vice Media Inc. s’est vue augmentée de 470 %. Aujourd’hui, le compte Facebook principal compte plus de 7 400 000 fans en en amassant 90 000 de plus par mois, la chaîne YouTube atteint elle les 8 400 000 d’abonnés et plus de 1,5 milliard de vues au total.

Shane Smith, actuel PDG, fut même déclaré milliardaire par Forbes début 2017, à qui il disait : « I'm worth more money than I can ever spend ». Surroosh Alvi, quant à lui, dispose simplement de moins importantes parts du gâteau.

Aujourd’hui, Vice est vu par les investisseurs comme la plateforme idéale pour parler aux milléniaux, elle qui les comprend et qui s’est adapté à leurs besoins. C’est un média parfaitement ancré dans son temps avec son évolution d’une publication papier vers une plateforme de vidéos digitales et plus récemment en une « fully fledged television production company with an array of global distribution and licensing deals », comme décrit par les spécialistes. La culture Vice est en effet présente dans plus de 35 pays et compte plus de 1500 employés.

En termes de comparaison, le groupe vaut financièrement deux fois plus que le New York Times, quatre fois plus que le Financial Times et 22 fois plus que le Washington Post, soit une valeur estimée à plus de 5,7 milliards de dollars US et capable de générer des revenus allant jusqu’à 1 milliard de dollars en 2016, selon le PDG. Et ses ambitions sont énormes : Shane Smith avait même assuré en 2012 : « I want to be the next CNN and the next ESPN and the next MTV, digitally, and I know that sounds grandiose, but... we’re going to be one of the largest networks in the world ».

Shane Smith dans les bureaux de Montréal en 2007. (Crédit: The Gazette/Richard Arless Jr)

Shane Smith dans les bureaux de Montréal en 2007. (Crédit: The Gazette/Richard Arless Jr)