Je me souviens de mon passage au Pérou. De la chaleur qui écrase Lima en plein après-midi, du brouhaha incessant des rues, du chaos organisé des marchés. Et au milieu de tout ça, ces femmes en uniforme, toujours affairées, toujours en mouvement. Dans les maisons bourgeoises de Miraflores ou de San Isidro, dans les restaurants, dans les centres commerciaux. Elles sont partout, et pourtant invisibles. Mais qui sont-elles vraiment ?
Elles sont l’envers des cartes postales. Les travailleuses de l’ombre, celles qui rendent possible le quotidien de milliers de familles péruviennes. Des femmes venues des Andes, des campagnes reculées, embauchées comme aides-ménagères, nannies, cuisinières. Des femmes qui quittent leur famille pour subvenir à leurs besoins, vivant souvent sous le toit de leurs employeurs, dans des chambres minuscules, soumises à des conditions de travail précaires, sans véritable protection juridique (Arker, 2006, p. 445).
Koechlin, A. (2019). À propos d’un féminisme décolonial de Françoise Vergès. Contretemps. https://www.contretemps.eu/feminisme-decolonial-verges/
Ce système n’est pas qu’un simple arrangement de travail. C’est un réseau de dépendance qui repose sur des rapports de classe, de race et de genre. Il illustre ce que le féminisme décolonial met en lumière : l’exploitation des femmes indigènes et racisées au service du confort des plus privilégiées (Acker, 2004, p.23).
Les féministes de la deuxième vague voyaient dans l’arrivée des aides-ménagères un progrès : elles libéraient les femmes de la classe moyenne et supérieure des tâches domestiques, leur permettant d’accéder au marché du travail (Lamoureux, 1988, p.550). Mais cette « libération » repose sur le dos d’autres femmes, elles-mêmes enfermées dans un cycle de précarité. Pourquoi remettre en question la répartition inégale des tâches au sein des couples si l’on peut simplement embaucher une femme déjà marginalisée pour s’en occuper ?
[Aux yeux des femmes occidentales], les femmes du Sud sont privées de savoirs, d’une réelle conception de la liberté, de ce qui fait famille ou de ce qui constitue être “une femme”. Se percevant comme des victimes des hommes, elles ne voient pas que leur désir d’égalité avec ces hommes repose sur l’exclusion de femmes et d’hommes racisé(e)s et que la conception européenne du monde, de la modernité dans laquelle elles s’inscrivent, renvoie femmes et hommes qui n’appartiennent ni à leur classe ni à leur race à une inégalité de fait et de droit. (Vergès, 2019, p. 44-45)
Rolland, M. (2020). « Qui nettoie le monde? » : un féminisme décolonial, de Françoise Vergès. Missives. https://www.lesmissives.fr/index.php/2020/05/09/qui-nettoie-le-monde-un-feminisme-decolonial-francoise-verges/
Ce travail ne s’arrête toutefois pas aux tâches physiques, il est aussi émotionnellement éreintant. Ces travailleuses doivent être des figures maternelles sans prendre trop de place, aimer sans s’attacher. Elles deviennent des membres de la famille, mais toujours en marge. Cette contradiction crée une aliénation psychologique profonde : être indispensable sans jamais être reconnue. Cette dynamique affecte leur identité, leur santé mentale et leur rapport à elles-mêmes. Beaucoup développent un sentiment d’abandon, de solitude extrême, tiraillées entre la famille qu’elles servent et celle qu’elles ont laissée derrière (Vergès, 2019, p.46).
Et si elles osent réclamer leurs droits, elles se heurtent à un système juridique qui ne les protège pas : leurs salaires sont souvent dérisoires, et en cas de litige, elles risquent d’être mises à la porte du jour au lendemain. La peur de perdre leur emploi les maintient donc ainsi dans une situation d’exploitation silencieuse (Sene, 2021, p.2).
Pourtant, elles résistent. Par leur présence dans l’espace public, par les communautés qu’elles forment, par le soutien des mouvements sociaux et des ONG qui tentent de faire entendre leur voix (ONU Femmes, 2013). Elles nous rappellent que le travail domestique est un enjeu féministe et décolonial, mais surtout que la lutte ne peut pas se limiter à certaines femmes, au détriment des autres.
Reconnaître la place de ces travailleuses domestiques, c’est interroger nos privilèges et les structures qui les perpétuent. Il ne suffit pas de dénoncer l’injustice, encore faut-il s’engager à la combattre : en soutenant les réformes pour leurs droits, en écoutant leur voix, en refusant de normaliser leur invisibilité. Car si le féminisme veut être un véritable projet d’émancipation, il ne peut ignorer celles sur qui repose, trop souvent, le confort des autres.
Maxime Gravel
Bibliographie
Acker, J. (2004). Gender, capitalism and globalization. Critical Sociology, 30(1), 17-41. https://journals.sagepub.com/doi/10.1163/156916304322981668?icid=int.sj-full-text.similar-articles.8
Acker, J. (2006). Inequality Regimes: Gender, Class, and Race in Organizations. Gender & Society, 20(4), 441-64. https://doi.org/10.1177/0891243206289499
Koechlin, A. (2019). À propos d’un féminisme décolonial de Françoise Vergès. Contretemps. https://www.contretemps.eu/feminisme-decolonial-verges/
Lamoureux, D. (1988). Femmes du Tiers Monde. Études internationales, 19(3), 547–553. https://doi.org/10.7202/702384ar
ONU Femmes. (2013). Les travailleurs et travailleurs domestiques comptent également : Assurer leur protection et défendre leurs droits. ONU Femmes. https://www.unwomen.org/fr/news/stories/2013/3/domestic-workers-count-too-ensuring-protection-upholding-rights?utm
Rolland, M. (2020). « Qui nettoie le monde? » : un féminisme décolonial, de Françoise Vergès. Missives. https://www.lesmissives.fr/index.php/2020/05/09/qui-nettoie-le-monde-un-feminisme-decolonial-francoise-verges/
Sene, I. (2021). Domesticité, exploitation économique et maltraitance : cas des travailleuses domestiques à Dakar. OpenEdition Journals. 15 pages. https://journals.openedition.org/sociologies/16835
Vergès, F. (2019). Un féminisme décolonial. Paris : La Fabrique éditions.