Marc Laurendeau n’en est pas à sa première entrevue. Tantôt humoriste au sein du quatuor des Cyniques de 1963 à 1972, tantôt journaliste, tantôt professeur à l’Université de Montréal, Marc Laurendeau s’est illustré par une polyvalence sans égale. À travers ses nombreuses professions, il s’active à partager son expérience et sa passion du journalisme.
« On ne peut pas imaginer une société où il n’y aurait pas de journalistes. »
-Marc Laurendeau
Le 2 octobre dernier, le journaliste Jamal Khashoggi est assassiné dans l’ambassade saoudienne en Turquie. Cet assassinat montre avant tout un désir de faire taire ces journalistes qui dérangent. Un lien direct se crée avec l’affaire Jim Acosta, le journaliste de CNN pris à partie par Donald Trump. Ces événements rappellent à quel point la profession est importante dans nos sociétés. Les temps changent, le journalisme aussi. À travers cette actualité, Marc Laurendeau nous décrit son expérience et sa vision du métier qu’il exerce depuis 45 ans.
Vous avez animé la revue de presse pendant près de 22 ans à la radio de Radio-Canada, pouvez-vous décrire en quoi consiste votre travail ?
Oui, pendant 22 ans j’animais la revue de presse, c’est-à-dire, je résumais les principaux courants d’opinion dans les journaux et les magazines. Au fond l’idée, c’est que les gens soient informés des principaux courants d’opinion, ici, et à l’international. Ça s’est accéléré dans les années 1997, à la mort de Diana. J’ai constaté que nous n’avions plus, dans les journaux papiers, accès aux sources. Alors ce matin-là, c’est par Internet que j’ai été chercher l’information. Et il y a eu le 11 septembre 2001, qui lui a changé la couverture à Radio-Canada et l’a rendue beaucoup plus internationale. Cet événement a également changé le contenu de ma revue de presse ; elle restait nationale, mais est devenue plus internationale. Moi je voyais ça comme un service que je rendais aux gens. Je passais des heures et des heures à lire et à résumer pour que les gens ne manquent rien de ce qui est important. Ce n’est pas pour imposer une opinion, c’est pour les aider à s’en faire une.
Vous avez parlé de deux événements, la mort de Diana et le 11 septembre. Font-ils partie des éléments qui ont participé à la transformation du journalisme ?
Oui, le 11 septembre, pour ceux qui étaient repliés sur eux-mêmes et sur l’actualité de proximité, ça pousse les gens à se remettre en question. Ces événements forcent au questionnement, à la réflexion. Je donne un cours à l’Université de Montréal, Analyse de l’actualité. On a parlé tout le long du cours de cet événement. C’était tellement fort ce qui est arrivé. Il y a eu une espèce de mondialisation des préoccupations. Diana, c’était dramatique, oui, mais l’impact était moins important. On s’est surtout rendu compte que pour être bien informés, il fallait qu’on sache ce qu’on disait à Paris et à Londres. Il y a eu deux enquêtes pour déterminer la responsabilité de sa mort. À Paris, on parlait des paparazzis, en Angleterre, on parlait plus de la théorie du complot. Notamment à cause d’Al-Fayed, le père de Dodi Al-Fayed, compagnon de Diana, qui a accusé le prince Philip et le MI6. Finalement, c’est le chauffeur Henri Paul qui a été désigné comme le coupable. Ces événements ont été deux grands chocs.
Plus récemment, la mort de Khashoggi a ébranlé la scène mondiale. Quel est votre point de vue sur ce meurtre ?
C’est un crime du régime. Tous les soupçons se portent sur le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS), car c’est impensable qu’une action comme celle-là puisse arriver. Faire venir des gens de l’extérieur pour assassiner Khashoggi dans un consulat, on ne peut pas faire ça sans l’autorisation des décideurs du régime. MBS brouille les pistes et fait en sorte de laisser croire que ce n’est pas lui… C’est un crime du régime, comme jadis, l’affaire Ben Barka. En France, en 1965, un opposant au Roi Hassan II du Maroc disparaît en se rendant à la brasserie Lipp. Il a été kidnappé puis torturé par Oufkir. Le souverain a permis à son homme de main Oufkir, qui était le ministre de l’Intérieur, de commettre un crime. Même si dans ce cas, le lien entre les deux est moins démontrable. Le meurtre de Khashoggi en dit long sur le régime saoudien. Ça donne une autre couleur à cette libération de l’Arabie saoudite, ce côté cruel. On retourne au Moyen Âge avec un sombre assassinat comme celui-là.
Alors que certains dirigeants comme Trump pour les États-Unis, et Bolsonaro pour le Brésil, tendent à limiter l’influence du corps journalistique, quelle est la place de la profession dans le monde actuel ?
Aux États-Unis, il y a toute une partie de la population qui suit Trump, qui pense que le journalisme est l’ennemi du peuple. Il y a un recul démocratique sur ce plan-là. Mais ce n’est pas toute la population. Il existe des contrepoids. Il y a eu cette querelle avec ce journaliste, Jim Acosta, qu’on a voulu exclure des conférences de presse de la Maison-Blanche. Les tribunaux l’ont rétablis dans ses droits. Si Trump pouvait faire ce qu’il veut, comme MBS, il y a longtemps que l’enquête sur la Russie serait finie. Si Trump met fin à l’enquête du procureur spécial, Robert Mueller, sur la collusion avec la Russie, nous aurons sous les yeux une réelle crise constitutionnelle. Malgré qu’il soit entouré d’un noyau dur de sympathisants, il y a aussi une large partie de la population très inquiétée par lui. En même temps, c’est une période où le journalisme de qualité se distingue. Le « New York Times », « Washington Post », Bob Woodward et son livre « Fear », sont trois exemples formidables. En réponse à votre question, je pense que les grands médias font un travail remarquable, c’est important qu’ils soient là. Paradoxalement, Trump est en train de créer un âge d’or du journalisme grâce à ces « Fake News ». Cela offre une image de rigueur et de transparence à la profession. Nixon l’avait créé cet âge d’or, on en est nostalgique de cette période du Watergate de 1974.
La présidence de Trump tend-elle à donner plus d’importance et de légitimité au journalisme ?
Oui, exactement. Les républicains, si on parle de Trump, ce sont des carpettes qui suivent tout ce qu’il dit. On l’a vu au Sénat, personne ne s’élève quand il dit des choses racistes. Ils ne pensent qu’à se faire réélire, collés à lui. Mais ils en payeront un jour le prix. Trump est attaqué de toutes parts, il riposte en prétextant les « Fake News ». Le président dit que les informations sont des « Fake News », alors que ce sont de vraies nouvelles, mais les gens ne discernent pas forcément le vrai du faux. Ils ont l’habitude de recueillir leurs nouvelles sur leurs propres fils de presse qu’ils se sont fabriqués sur les réseaux sociaux. Alors, les médias ont un rôle plus difficile à jouer à cause de ça. Mais lorsque les organes de presse jouent bien leur rôle, sortent de la nouvelle tous les jours avec des analyses appuyées, les médias deviennent d’une importance capitale.
Vous dîtes dans le documentaire « Personnalités », je cite : « on met beaucoup d’opinions, peu de pensées. », lorsque vous parlez des médias sociaux. Quelles sont les approches possibles au contrôle de ce qu’on appelle le journalisme citoyen ?
Il y a plusieurs nuances à faire : le journalisme citoyen, pour moi, c’est un peu ce qui se passait en Iran, en 2009, lors de la Révolution verte. Les gens disaient « Où est mon vote ? », car il y avait une immense fraude électorale qui se préparait. Et justement, les Iraniens étaient très bons sur les réseaux sociaux. Cela permettait de partager des informations que les médias officiels ne pouvaient pas diffuser. Dans beaucoup de pays, lors du printemps arabe, c’était comme ça. Le rôle des médias traditionnels, c’est de réutiliser ces informations. Pas aveuglement, il faut vérifier s’il s’agit de sources solides. Dans le cas contraire, il faut les remettre en contexte. Pour moi, c’est ça le journalisme citoyen. Les médias sociaux où chacun donne son opinion, où il y a un déferlement de messages presque haineux, comme Trump en fait, ça, ce n’est pas utile. C’est malsain et certaines personnes s’en nourrissent. Ce n’est pas du journalisme citoyen, c’est de l’opinion.
Les médias régionaux au Québec connaissent une crise importante. Quelle est la place du journalisme de proximité ?
Je souhaite leur survivance. C’est important dans une ville, même si tout le monde se connaît et que c’est difficile de faire quelque chose d’un peu critique. C’est difficile, car les élus font souvent pression, les commanditaires également. Ils restent cependant essentiels pour la liberté de presse. C’est un rôle compliqué, de nombreux journalistes commencent dans de petites localités. Ce journalisme est en régression, et ça, je le déplore. On ne peut pas s’informer qu’avec les grands médias internationaux. Pendant un temps, j’ai habité à Outremont. Il y a notamment « L’Express d’Outremont » qui a eu véritablement un rôle d’éclairage lors des scandales de favoritisme au conseil de ville.
Pouvez-vous m’expliquer en quoi une nouvelle est d’intérêt public ?
Prenez cette nouvelle que nous apprenions aujourd’hui : les gens de Bombardier auraient peut-être, c’est au conditionnel, bénéficié d’une espèce de délit d’initié. Ils auraient vendu des actions en ayant de l’information privilégiée. Ça n’a pas encore été démontré par le tribunal, mais ça en dit long sur la mentalité des dirigeants de Bombardier s’ils sont reconnus coupables. Ces gens-là ont des comptes à rendre. Ils ont maintenu la compagnie grâce à l’aide de fonds publics. On parle d’un milliard de $ US de la part du Québec et ils ont augmenté leur rémunération. En ajoutant cela au délit d’initié, c’est grandement d’intérêt public, plus que de connaître la vie privée de Kim Kardashian. Les gens ont tendance à s’attarder sur des nouvelles ludiques. Il faut que les journalistes combattent cela, même si les nouvelles ne sont pas éclatantes.
Qu’avez-vous à dire aux futurs journalistes ?
Il faut justement prendre en compte que le journalisme change. Je vois toutes sortes de carrières. La manière dont je suis rentré dans la profession, c’est une manière très personnelle que je ne peux pas conseiller à tout le monde. J’ai rédigé mon mémoire de maîtrise en droit et en sciences politiques, en 1973, sur le Front de libération du Québec. Cela m’a appris de nombreux codes du métier de journalisme, comme les entrevues, l’organisation de la matière, mais surtout comment faire des contacts. Sans que je m’en rende vraiment compte, ce projet m’amenait vers cette profession. Donc oui, le journalisme est encore essentiel. Il y a moyen de bien gagner sa vie, même si les modèles économiques vont changer. Radio-Canada dépend du gouvernement. Stephen Harper était très hostile à Radio-Canada. Avec Trudeau, on constate une plus grande ouverture, mais on dépend toujours du gouvernement. Il existe un comité de financement des médias qui étudie une hypothèse : celle de financer des médias qui répondent à certaines exigences. Les médias, donc, vont se transformer. Le métier est plus difficile à cause de la confusion des genres et de l’info-spectacle qui se substitue, pour des raisons commerciales, au vrai journalisme. Mais il y aura toujours de la place. On ne peut pas imaginer une société où il n’y aurait pas de journalistes. On ne s’informerait que par les réseaux sociaux, ça serait une catastrophe. Les émetteurs de nouvelles et d’opinions ne sont soumis à aucune éthique et n’ont aucun entraînement. Les modèles économiques vont changer, les gouvernements vont être appelés à intervenir plus, à soutenir différents médias, même. La population ainsi que ses dirigeants vont sentir le besoin de conserver un journalisme rigoureux et de qualité.
Écrit par Florentin Roy, rédacteur du Commedia