Une soirée acoustique au pays de l’absinthe

Le 5 mai 2018, je me suis retrouvée au Val-de-Travers, situé dans le canton de Neuchâtel, en Suisse. Le Val-de-Travers est une vallée nichée au creux du Jura, une chaîne de montagnes qui longe la frontière franco-suisse. J’ai effectué un échange étudiant à l’Université de Neuchâtel à l’hiver 2018 et j’y ai suivi un cours de journalisme. Pour les nécessités du cours, je devais écrire un reportage sur un évènement de mon choix, ce qui m’a conduite à la couverture d’un duo de concerts à Boveresse, une localité faisant partie d’une enfilade de villages longeant l’Areuse, le cours d’eau principal du Val-de-Travers. J’y ai conduit des interviews avec les membres organisateurs de Hors Tribu, un festival de musique porté bénévolement par la jeunesse de la région. Laissez-moi d’abord vous en dresser le portrait.

Le Val-de-Travers est reconnu pour l’industrie historique d’horlogerie de son village Fleurier, et tout particulièrement comme étant le berceau de l’absinthe. L’histoire de la production et de la consommation de ce spiritueux, également appelé « fée verte », confère un caractère mythique à la région. Il est aromatisé par la plante d’absinthe, qui y est récoltée, séchée et distillée traditionnellement depuis le 18ème siècle. « L'absinthe qui rend fou », selon les dires des instances médicales, religieuses et médiatiques de l’époque, a été interdite dans les années 1910 en France et en Suisse, malgré sa grande popularité au 18e siècle, tout particulièrement au sein des milieux intellectuels et artistiques parisiens. La levée de son interdiction en 2005 n’a pas empêché près d’un siècle de distillation et de consommation clandestine au Val-de-Travers : il était commun d’avoir un voisin avec un alambic dissimulé dans son sous-sol ou de commander un verre d’absinthe en douce au bar du village.

Le Musée Régional du Val-de-Travers et l’association du festival de musique Hors Tribu ont donc allié leurs forces pour souligner la réouverture de la saison d’évènements culturels d’un séchoir à absinthe, au cœur du village de Boveresse. Louison Bühlmann, conservatrice du MRVT, a eu l’idée de leur faire appel pour la planification et la programmation de ces concerts. Le guitariste fleurisan (habitant à Fleurier) Matt Bey et le groupe de jazz manouche vaudois Gadjo ont effectué une performance acoustique sans amplification de bruit, à la demande du musée. Les fonds amassés par le prix d’entrée et la vente de boissons et de nourriture, dont une absinthe distillée spécialement pour Hors Tribu, sont destinés au financement des activités de l’association.

Musée Régional du Val-de-Travers

Musée Régional du Val-de-Travers

Autour du séchoir à absinthe, tout semble rappeler la présence de la fée verte. Les volets des maisons, les herbages environnants et même la lueur des rayons introduits entre les planches du toit sont de cette couleur emblématique du Val-de-Travers. Un chien de berger enjoué et le tintement des clochettes des chèvres du voisinage accueillent les premiers visiteurs sur le site. Un soleil de 18h encore très haut dans le ciel. La structure en bois du bâtiment s’est imprégnée des arômes de la célèbre boisson depuis sa construction en 1859. Des galettes, des pizzas aux légumes et un gâteau sont étalés près des fontaines à absinthe du bar à l’entrée. Plusieurs groupes de personnes discutent au milieu de charrues et de semoirs mécaniques tout droits sortis d’une autre époque. Hormis ses apparences de site d’exposition patrimonial, l’évènement prend l’allure d’une réunion familiale, jusqu’à la vue des chaises ancestrales disposées pour le spectacle. Les spectateurs venus sont prêts pour le premier concert dans l’enceinte de ce bâtiment ancestral du Musée Régional du Val-de-Travers.

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Séchoir à absinthe

Pierre-Emmanuel « Pec » Collin, le programmateur des artistes d’Hors Tribu, caractérise le festival par la singularité de son cadre et l’aide qu’il porte envers ses artistes et les autres festivals des environs.

Est-ce que les gens reconnaissent votre festival comme le « festival de l’absinthe? »

Oui, tout le monde connaît le festival comme étant le « festival de l’absinthe. »

Ah oui? Les gens se disent: ah on s’en va au festival de l’absinthe? »

Mais, en même temps, les gens viennent de plus en plus pour la programmation qui a beaucoup de découvertes. Je fais pas mal de salles, je vais dans de petits caveaux pour aller voir des groupes. Les gens ne connaissent pas les groupes la plupart du temps, mais à chaque fois, ils font : « WOW! On a découvert des groupes super! », et c’est vraiment le but en soi de privilégier la région, mais en même temps, tous ces artistes infirmés, ça fait des années qu’ils tournent, ils vont vers nous maintenant pour venir jouer parce qu’ils trouvent ça sympa! C’est petit, on n’a pas de super loges, mais c’est limite « So cute! » .

Oui! L’endroit a beaucoup de charme!

Oui, t’es dans un autre petit monde, ici! T’es vraiment dans un petit trou tout adorable, un petit bout de vallée! T’as les étoiles et t’as le ciel qui est juste grandiose à voir! Tu te dis « Qu’est-ce qu’on fait là? ». Il n’y a rien d’autre! T’es dans un petit monde, à part!

Quand tu m’as dit que tu allais dans des caveaux, tu te limites à la région ou tu vas en voir ailleurs aussi?

Par exemple, hier j’étais à Bienne. J’ai vu une artiste que j’avais mise au programme de Hors Tribu l’année dernière, et là, je suis allé la revoir. Elle était en duo, sans son groupe, et c’était tellement bien! C’est une artiste folk vraiment super. Je vais voir les artistes que j’ai déjà programmés. On a toujours un contact avec les artistes. Ils savent qu’ils sont tous les bienvenus chez nous. Et pour moi, c’est une raison de plus de les revoir! Quand j’aime, j’encourage beaucoup et j’essaie de les reprogrammer ailleurs. J’en parle aux programmateurs d’autres festivals que je connais : « Elle est super, lui aussi il est super! Ce groupe, prends-le, ça vaut le coup! ».

Comme tu le dis, votre festival donne un coup de pouce non seulement aux artistes émergents, mais contribue aussi à la richesse de la programmation d’autres festivals. Cependant, crois-tu qu’un esprit de compétition règne entre vous?

Non, mais bon. Il y en a certains qui ne pensent qu’à l’argent, mais là, nous ne sommes pas  du tout dans cette optique et nous sommes pas mal à se partager ça. Beaucoup de programmateurs suisses ou des environs passent au festival parce que, déjà, l’ambiance est sympa, mais, en même temps, pour découvrir des groupes, et je sais que vais les retrouver dans leurs salles plus tard! Ce qui est vraiment cool pour les artistes!

Toutes les parties prenantes du festival, ou bien « festoche », comme on l’entend sur les lieux, se prêtent main forte pour faire rayonner le talent et l’expertise locale. Edith Matthey, la responsable des communications de Hors Tribu, explique que « toute la nourriture vendue sur le site provient de maraîchers et de bouchers régionaux et que tous les commanditaires ont contribué sans problème. » Pour elle, il serait impensable de ne pas contribuer à l’économie locale : « Nous ne faisons pas nos courses en France, tout reste dans le vallon! » .

À la soirée de concerts organisée au séchoir à absinthe, ce climat d’entraide caractéristique aux événements de Hors Tribu se manifeste aussi entre les festivaliers et les organisateurs. Par exemple, un festivalier se propose pour mettre aux fourneaux les lasagnes préparées pour les artistes invités dans sa propre demeure avoisinante lorsque les organisateurs se rendent compte qu’elles ne rentrent pas dans leur four, ou bien Matt Bey, un des artistes du concert, se disant porter une « double casquette », puisqu’il a fait partie de l’organisation des éditions précédentes des événements du festival.

Malik Lechekhab, faisant également partie des organisateurs, parle de « transfert de savoir intergénérationnel » pour décrire l’entraide entre les anciens et nouveaux membres du comité d’organisation du festival. En effet, ils peuvent compter chaque année sur les anciens membres pour leur soutien et leurs conseils, entre autres pour le montage de tentes ou de morceaux de scène. Il affirme que le festival « vit par l’entraide », entre autres grâce au soutien de la commune, qui leur fournit du bois, des extincteurs, ou du matériel ignifuge, par exemple.

Ce duo de concerts acoustiques organisé par Hors Tribu et le MRVT a représenté pour moi un microcosme de ce que j’ai apprécié de la société suisse. C’était un évènement à taille humaine qui reconnaît et valorise le savoir-faire régional parce que les jeunes et les moins jeunes s’unissent pour célébrer le patrimoine, la force et l’unité du pays de la fée verte. J’ai senti que les organisateurs s’unissent pour rendre un hommage à la beauté et l’unicité de leur région et ce, de la meilleure façon qui soit.

Lausanne Côté-Pouliot, rédactrice du Commedia

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