Le projet de loi C-18 ou la fin de l’hégémonie des GAFAM

Le projet de loi C-18 (Loi sur les nouvelles en ligne)

Le 5 avril 2022, le ministère du Patrimoine, via son ministre Pablo Rodriguez, a déposé le projet[1] (texte législatif soumis à une adoption) de loi C-18. Ce dernier a pour but de réduire les inégalités et renforcer l’équité dans les relations économiques et les partages de revenus entre les médias canadiens proposant des nouvelles et les réseaux détenus par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ces derniers, de par leurs moyens et leur omniprésence, dominent le marché de la diffusion de nouvelles sur internet, en jouant un rôle d’intermédiaire entre les médias d’information canadiens et le public (Parlement du Canada). Un tel projet de loi pousserait les GAFAM à négocier et s’accorder avec les médias d’information canadiens en ce qui concerne la diffusion de l’information et la gestion des bénéfices générés par cette diffusion (LABERGE, G. 26 avril, 2022).

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En l’état actuel des choses, c’est le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) qui se chargera de l’application de la loi. Bien que les négociations s’appuieront sur des critères parfois subjectifs, elles devront donner lieu à un partage équitable des revenus entre les médias canadiens et les plateformes numériques. Si le processus de négociation et de médiation n’aboutit à rien de concluant, la loi prévoit qu’ « une formation de trois arbitres pourra être appelée à choisir l’offre finale de l’une ou l’autre des parties, qui sera alors réputée être un accord conclu entre les parties. » (LABERGE, G. 26 avril, 2022)

Comme précisé dans le projet de loi, les plateformes numériques peuvent faire appel au CRTC afin de demander une exemption de l’application de la loi, si elles satisfont un ensemble de critères définis et correspondant au code de conduite souhaité par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (Énoncé concernant la Charte, Projet de loi C-18 : Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada).

Toutefois, certaines plateformes, telles que Facebook et Google, possèdent déjà des ententes avec des groupes de médias canadiens (La Presse Canadienne). Le ministre Rodriguez explique voir son projet de loi comme « un incitatif pouvant convaincre des géants du web de retourner à la table de négociations et d’en faire plus pour avoir droit à une exemption. » (Radio-Canada, 5 avril, 2022)

Bien qu’il ne s’agisse que d’un projet de loi à l’étude à la Chambre des communes, du côté des médias canadiens et des plateformes numériques, de nombreuses voix se font entendre; parfois pour se réjouir de la volonté de telles mesures, parfois pour contester l’utilité et l’application possible d’une telle loi. Ce projet de loi semble avoir le pouvoir de changer la diffusion et la consommation de l’information, mais aussi celui de contrer l’influence croissante des GAFAM. On peut logiquement s’interroger sur les possibles bouleversements qui pourraient être occasionnés par ce projet de loi sur les nouvelles en ligne et par les débats et prises de position qui l’accompagnent.

Une source d’inspiration provenant de l’étranger

À l’étranger, un projet comparable a été adopté en 2021 par l’Australie. Le Canada s’inspire grandement du travail effectué par les Australiens afin de porter et mettre en place le projet de loi C-18. En adoptant une loi similaire, l’Australie a réussi à obliger les plateformes numériques telles que Facebook et Google à trouver une entente avec les groupes médiatiques australiens, offrant une compensation financière à ces derniers lors de la diffusion de leurs contenus en ligne.

Le vote et l’instauration d’une loi sur la diffusion des nouvelles en ligne ont permis à des groupes médiatiques d’engendrer plusieurs millions de dollars australiens. Par ailleurs, les plus grands groupes du pays à savoir NewsCorps et Rupert Mudoch sont parvenus à des accords avec Facebook et Google, accords estimés à plusieurs dizaines de millions de dollars australiens selon les médias (France Culture, 23 février, 2022). D’après Charlotte Epstein, professeure associée en science politique et relations internationales à l’Université de Sydney, « Sur les 125 millions de dollars australiens déboursés par Google dans les négociations avec les médias australiens, 110 millions sont allés aux trois grands groupes médiatiques, NewsCorp, Seven et Nine. Les presses régionales n’obtiennent rien, et les médias publics, qui ne vivent pas de la publicité, sont très peu concernés par ce nouveau dispositif. Cette loi renforce donc la concentration des médias et fait peu de place à l’intérêt public. » (France Culture, 23 février, 2022)

La réaction des GAFAM et des médias canadiens

Les GAFAM ne se sont pas fait attendre pour réagir. Dès le dépôt du projet de loi, Google et Facebook (Meta) ont dénoncé la volonté du Canada de légiférer de la sorte sur la diffusion de l’information et le partage des bénéfices générés. Meta a menacé de boycotter le partage des nouvelles sur l’ensemble de ses plateformes et de couper partiellement l’accès à Facebook si la loi entre en vigueur (Agence QMI, 26 avril, 2022). Marc Dinsdale, responsable des partenariats médias chez Meta Canada, estime que « la Loi sur les nouvelles en ligne représente mal la relation entre les plateformes et les éditeurs de nouvelles » et demande au gouvernement de « revoir son approche pour aider à créer une industrie de la nouvelle plus équitable et durable » (Bérubé & Bellavance, 24 octobre, 2022). Meta a aussi déploré le fait que le gouvernement ne se soit pas tourné vers eux afin de discuter du projet et des mesures (Bérubé & Bellavance, 24 octobre, 2022). Pablo Rodriguez, ministre du Patrimoine canadien, a réagi aux différentes sorties des représentants des GAFAM. Selon le ministre, « Facebook, Google et les autres essayent d’intimider les Canadiens et le gouvernement. Et ça, ça ne marche pas ». D’après monsieur Rodriguez, les médias canadiens jouissent de la visibilité offerte par certaines plateformes de ces GAFAM, ces dernières étant plus que gagnantes. Il prend pour preuve le fait que Facebook et Google, à eux deux seulement, ont la main mise sur 80 % des revenus publicitaires, estimés à 10 milliards de dollars au Canada (Prévost, 24 octobre, 2022).

Du côté des entreprises médiatiques, à l’image du président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) qui se réjouit d’un tel projet de loi, de nombreux médias soutiennent ce projet qui semble essentiel au bon fonctionnement et au bon développement de l’information au Canada. Lors de son passage à l’Université de Montréal, le 19 octobre 2022, Michaël Nguyen, président de la FPJQ, avait dénoncé les GAFAM en les accusant de « faire de l’argent sur le dos des journalistes » Il avait indiqué que les GAFAM généraient « des dizaines de millions de dollars de profit » sans jamais rien redistribuer aux médias. Pierre Karl Péladeau, président de Québecor, soutient ce projet et estime que « Le projet de loi C-18 doit être adopté rapidement afin que l’utilisation des contenus d’information d’ici soit reconnue et rémunérée à sa juste valeur par les géants du numérique » (Agence QMI, 20 octobre, 2022). Annick Charrette, présidente de La Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC–CSN)[2], se réjouit du projet de loi : « la loi répond en grande partie aux objectifs que les syndicats du secteur de l’information s’étaient fixés » et ajoute des propos allant dans le sens du président de la FPJQ. Selon elle, « Les premières victimes de la chute brutale des revenus publicitaires subie par les médias d’information, ce sont les journalistes et l’ensemble des employé-es des entreprises journalistiques » ce à quoi la loi C-18 permettrait de pallier.

Mais cet enthousiasme, vis-à-vis d’une possible loi concernant la diffusion des nouvelles en ligne et la répartition des revenus publicitaires, n’est pas unanime. Certains médias, dont Métro, s’estiment lésés par le projet actuel. Ils estiment que le projet ne va pas dans le sens du soutien du journalisme comme cela avait été annoncé et craignent que les revenus négociés ne finissent seulement dans les caisses des plus grands groupes, comme cela est le cas en Australie (Aubert, 31 mai, 2022).

Les issues possibles

La réparation des revenus est au centre des débats concernant la loi sur les nouvelles numériques. Le virage numérique de la presse et des médias canadiens de manière générale pousse ces derniers à revoir leur modèle économique. Les revenus publicitaires sont donc devenus essentiels au développement et à la pérennité des entreprises médiatiques. Malgré les multiples menaces des GAFAM et leur volonté de déstabilisation, le gouvernement ne cède pas et semble décidé à porter jusqu’au bout la loi C-18. Si elles ne veulent pas perdre de leur puissance et de leur influence, les plateformes des GAFAM doivent pouvoir rejoindre les utilisateurs canadiens. Le gouvernement canadien est donc en bonne position pour tenir tête aux géants d’internet et ne pas céder à leurs demandes. L’action menée par ces derniers démontre qu’il est possible de bousculer les GAFAM et d’échapper à leurs conditions, en ce qui concerne les négociations sur le traitement des données et les revenus liés, même si cela demande beaucoup de travail et un soutien clair et sans faille de tout l’appareil politique.

Rayane Ouchene

Notes

[1] À savoir qu’un projet de loi est un texte législatif présenté à l’Assemblée nationale. Il est étudié par les députés en plusieurs étapes, à l’Assemblée et en commission parlementaire. Une fois adopté par les députés et sanctionné par le lieutenant-gouverneur, le projet de loi devient une loi (assnat.qc.ca).

[2] La Fédération nationale des communications et de la culture (FNCC–CSN) représente une vaste majorité d’employés des médias d’information francophones au Canada

Sources

Agence QMI. (2022, octobre 20). Diffusion de nouvelles : Ottawa a raison de vouloir faire payer les GAFAM, juge PKP. Le Journal de Québec. https://www.journaldequebec.com/connexion?prompt=none¤tPath=/2022/10/20/diffusion-de-nouvelles-ottawa-a-raison-de-vouloir-faire-payer-les-gafam-juge-pkp

Agence QMI. (2022, 26 avril). Loi C-18 : Meta n’exclut pas de couper Facebook au Canada. Le Journal de Montréal. https://www.journaldemontreal.com/connexion?prompt=none¤tPath=/2022/04/26/loi-c-18-meta-nexclue-pas-de-couper-facebook-au-canada

Aubert, B. (2022, 31 mai). C-18 : des médias s’estiment lésés par la Loi sur les nouvelles en ligne. Journal Métro. https://journalmetro.com/actualites/national/2834187/c-18-des-medias-sestiment-leses-par-la-loi-sur-les-nouvelles-en-ligne/

Australie : les GAFA passent à la caisse. (2022, 23 février). France Culture. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/australie-les-gafa-passent-a-la-caisse-7871951

BERGERON, É. (2022, octobre 18). Projet de loi | Google affirme que C-18 entraînera plus de désinformation. La Presse. https://www.lapresse.ca/affaires/medias/2022-10-18/projet-de-loi/google-affirme-que-c-18-entrainera-plus-de-desinformation.php

BERGERON, É. (2022, 28 octobre). Projet de loi C-18 | Meta dit n’avoir jamais payé pour des liens dans ses ententes avec des médias. La Presse. https://www.lapresse.ca/affaires/medias/2022-10-28/projet-de-loi-c-18/meta-dit-n-avoir-jamais-paye-pour-des-liens-dans-ses-ententes-avec-des-medias.php

BÉRUBÉ, N. & BELLAVANCE, J.-D. (2022, 24 octobre). Projet de loi C-18 | Facebook menace de retirer le contenu des médias canadiens. La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/2022-10-25/projet-de-loi-c-18/facebook-menace-de-retirer-le-contenu-des-medias-canadiens.php 

C-18 : une excellente nouvelle pour les médias d’information, estime la FNCC–CSN. (2022, 5 avril). CSN – Confédération des syndicats nationaux. https://www.csn.qc.ca/actualites/c-18-une-excellente-nouvelle-pour-les-medias-dinformation-estime-la-fncc-csn/

Énoncé concernant la Charte, Projet de loi C-18 : Loi concernant les plateformes de communication en ligne rendant disponible du contenu de nouvelles aux personnes se trouvant au Canada. (s. d.). https://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/pl/charte-charter/c18_1.html

LABERGE, G. (2022, 26 avril). Projet de loi C-18 : le Canada cherche à forcer les géants du web à indemniser les médias canadiens. Lavery. https://www.lavery.ca/fr/publications/nos-publications/4301-projet-de-loi-c-18-le-canada-cherche-a-forcer-les-geants-du-web-a-indemniser-les-medias-canadiens.html

Les Bourses de Facebook et de La Presse Canadienne pour les Nouvelles. (s. d.). La presse canadienne. https://www.thecanadianpress.com/apropos/partenariats/facebook/?lang=fr

Prévost, H. (2022, 24 octobre). Nouvelles en ligne : Facebook menace de nouveau de bloquer les contenus médiatiques. Radio-Canada.ca. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1927099/medias-facebook-canada-revenus-loi

Projet de loi émanant du Gouvernement (Chambre des communes) C-18 (44-1) - Première lecture - Loi sur les nouvelles en ligne - Parlement du Canada. (s. d.). https://www.parl.ca/DocumentViewer/fr/44-1/projet-loi/C-18/premiere-lecture

Radio-Canada. (2022, 5 avril). Ottawa dépose son projet de loi pour forcer les GAFA à indemniser les médias. Radio-Canada.ca. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1874294/canada-projet-loi-c-18-pablo-rodriguez-plateforme-numerique-gafa